Le défi de la livraison

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Face au contexte sanitaire instable depuis plus d’un an, les restaurateurs ont dû se réinventer en proposant la vente à emporter et la livraison. Certains étaient déjà adeptes du concept, d’autres veulent tout miser dessus. Pour les novices, entre emballage et organisation, c’est parfois un casse-tête.

«On a testé la livraison au premier confinement. À cause d’un accident de vélo, un sac à dos défectueux et un dessert écrasé, on a arrêté trois semaines », confie Julien Cruège, chef du restaurant bistronomique éponyme à Bordeaux. Avec les confinements et les couvre-feux imposés depuis un an et demi, le néophyte de la livraison a dû innover. Pour près de 50 % des restaurateurs français, la livraison est la solution d’avenir, notamment pour la restauration rapide et francilienne *. Au total, 40 % estiment qu’elle est indispensable face à la crise et 94 % souhaitent continuer post-Covid. La livraison est attrayante puisque 21 % des restaurateurs ne la pratiquant pas l’envisagent. Pour 12 % des restaurateurs, elle suscite également des inquiétudes : 68 % d’entre elles sont liées aux recrutements et charges supplémentaires ; 53 % à la perte de qualité des plats à cause du transport, et 43 % à la crainte d’une mauvaise image de leur restaurant dû au statut précaire des livreurs et aux erreurs de commandes. Un avis que ne partage pas Bernard Boutboul, président de Gira Conseil, qui jauge à 35 % la hausse de la livraison en 2020 en France.

Le restaurateur Julien Cruège (Bordeaux, 33) a choisi des barquettes en aluminium pour ses livraisons, un gain de place et une solution économique.

« Ce n’est pas grand-chose rapporté aux sept mois de fermeture des restaurants, assène-t-il . La livraison en France ne marche pas, ce n’est pas dans notre culture comme les Anglo-Saxons. C’est un concept très citadin qui concerne les jeunes aisés. » Il présage toutefois un « décollage » d’ici à cinq ans, dont le leader serait Amazon. Si pour lui la combinaison service à table et livraison est quasi impossible, il note en revanche une hausse de la vente à emporter. « La livraison est un substitut pour combler le manque du restaurant, maintenant qu’ils ont rouvert, ça va retomber comme un soufflé, assure-t-il. Les Français sont trop respectueux de la gastronomie pour commander au quotidien, il leur faut un prétexte comme un confinement ou un match de football pour manger des pizzas entre copains. » La spécialité italienne est d’ailleurs précurseur en matière de livraison en France. « Une pizza dans un carton, ce n’est pas gênant mais déguster du Plaza Athénée dans une boîte c’est moyen, ajoute Bernard Boutboul. Tout ne se transporte pas. »

Adapter sa cuisine

Avec la demande exponentielle du début de crise, certains restaurateurs ont eu du mal à trouver les emballages adaptés. Avec la rupture de stock mondiale, Julien Cruège a opté pour les « bonnes vieilles barquettes en alu » , qu’il a finalement gardées après prospection. Après des déboires avec les plateformes de livraison, le restaurateur bordelais a finalement décidé de livrer lui-même, à pied, à vélo ou en voiture, durant le couvre-feu à 18 heures. Il a tout de même dû revoir ses menus. Fini les fritures, feuilletés et sablés, qui perdent leur croustillant au déballage. Une cuisine plus simple sans dénaturer le goût. Il a ainsi privilégié les plats en sauce et mijotés, accompagnés de conseils pour réchauffer. Le chef a élaboré tout un tas d’astuces jusqu’aux « repas en kit » . « On a séparé la crème du biscuit sablé qui le rendait tout mou. Pour la salade, on mettait la sauce à part pour éviter qu’elle ne cuise pendant le transport, souligne-t-il. On a ajouté de la gélatine dans le fraisier écrasé pour qu’il tienne mieux. » Mais pour lui, la plus grosse difficulté était de faire un dressage élégant dans une barquette : « À emporter, ce n’est pas toujours évident que ce soit joli alors que le premier contact avec le plat ce sont les yeux. »

Pour le dressage des tartares, l’enseigne Gilbert a opté pour un saladier avec de la viande encerclée par un emporte-pièce en carton, un petit récipient de sauce et les frites dans un cornet à balancer.Tous les éléments sont disposés dans le saladier pour rendre l’effet d’une assiette déjà dressée.

Tributaires des livreurs

Si la majorité s’accorde à dire que combiner service à table et livraison relève de l’impossible, certains restaurateurs ont fait ce pari. Au Santosha, cantine asiatique née à Bordeaux et implantée à Biarritz, on peut déguster un pad thaï ou un nasi goreng aussi bien attablé au restaurant que dans son canapé. « Comme on propose de la street food, nos plats ne nécessitent pas forcément d’adaptation à la livraison », précise le cogérant de l’enseigne biarrote Jean-François Tauzin. Mais leur tao paï paï à base de poulet frit est plus compliqué. « Avec la condensation, il n’est plus très croustillant, explique-t-il. On pourrait laisser la boîte ouverte mais avec le transport c’est impossible. » Il leur faudrait un contenant troué similaire à celui qu’ils utilisent pour leur Red Curry mais ce dernier est en pénurie, ils doivent donc s’adapter au moins jusqu’au mois de septembre. Leur plus grosse difficulté reste d’être tributaires des livreurs UberEats avec qui ils ont une exclusivité. À Biarritz, il arrive qu’aucun ne soit disponible selon les horaires. « Parfois, des clients nous appellent car ils ne peuvent pas commander, ils sont obligés de venir récupérer eux-mêmes leur plat », relève Jean-François Tauzin. Néanmoins, avoir recours à un coursier privé n’est pas la priorité de cette jeune franchise.

Tout miser sur la livraison

Déjà en vogue depuis deux ans, la crise sanitaire a accéléré le développement des dark kitchens, ces restaurants fantômes exclusivement dédiés à la livraison et qui n’accueillent pas de public. Benjamin Tack et Sébastien Descamps ont déjà créé trois enseignes virtuelles (Bassecour, Gilbert et Super Sympa) à Lille depuis janvier, et deux autres sont en cours. « Nous devons faire beaucoup plus attention à ne rien oublier ou à ne pas faire d’erreur. Dans un restaurant traditionnel, si on oublie les frites ou le sel, le client est là pour nous le rappeler, en livraison, c’est tout de suite plus grave », constate Benjamin Tack. Les deux associés ont créé un emploi de « packer » , pour faire la passerelle entre la cuisine et le livreur. « C’est un peu notre responsable de salle », glisse-t-il. Eux ont une approche inversée par rapport aux restaurateurs traditionnels. « Dès qu’on crée une recette, on l’emballe, on le retourne dans tous les sens et on fait des tests vieillissement dans les packagings pour voir comment ça va arriver chez nos clients, assure-t-il. On pense à tous nos plats en fonction de la livraison. » 

Note * Étude Ifop / Just Eat, 2020.

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